La préservation des communs est au cœur de nombreux mouvements de contestation du système politique et économique actuel et de proposition d’alternatives désirables. Ce sujet est abordé du local au global, et du groupe militant au mouvement politique, comme la France Insoumise et son « Avenir en commun ». L’eau et sa gestion ne coupent pas à ce constat, et la mobilisation contre les méga-bassines de Sainte-Soline en a été la preuve. Si la gestion publique de l’eau est généralement présentée comme une solution à sa privatisation et permet souvent d’aborder la question du coût de l’eau, les communs et leur préservation semblent nécessiter des discussions plus profondes aboutissant à des institutions qui dépassent la simple question de gestion publique ou privée.
" En plus d’être profondément injuste, cette solution est aussi une preuve de mal-adaptation aux effets du changement climatique. "
Manifestant.e devant les lignes de CRS « protégeant » une méga-bassine, Sainte-Soline (79), mars 2023
Photo : Clément Lopez | @clementlopez.jpeg
Sainte-Soline : une lutte contre les méga-bassines mais aussi pour la préservation des communs
Si la mobilisation contre les méga-bassines de Sainte-Soline a surtout fait parler d’elle pour la répression démesurée à laquelle les militant.es ont dû faire face, elle a également permis de remettre la question de l’eau et de sa privatisation au cœur du débat public. En effet, ces méga-bassines ont pour but de stocker en surface de l’eau puisée dans les nappes, et la mettre à disposition des grands exploitants agricoles du bassin de la Sèvre et du Mignon. Parmi les motifs de la mobilisation de Sainte-Soline, on retrouve donc le fait que l’accès à la ressource soit rendu encore plus complexe qu’il ne l’est déjà pour une multitude d’acteurs du territoire, au profit d’une minorité qui concentre déjà beaucoup d’avantages. Les notions d’accaparement et de privatisation de l’eau par une communauté d’usager.es transparaissent à travers cette mobilisation, qui prônait plutôt la vision d’une ressource non appropriable et appartenant à toustes.
Manifestation contre l’accaparement de l’eau par l’entreprise STMicroelectronics, Grenoble (38), septembre 2023
Photo : Léo Prévitali | @leoprevitali
Action sur un golf contre l’accaparement de l’eau par les riches,
Lyon (69), juillet 2023
Photo : Sarah Leveaux | @sarah.lvox
En plus d’être profondément injuste, cette solution est aussi une preuve de mal-adaptation aux effets du changement climatique. Effectivement, avec des réserves souterraines aux niveaux alarmants, il a été montré que ces équipements perturbent le cycle de l’eau et que le stockage d’eau en surface engendre plus de pertes en ressource qu’un puisage progressif. Cette solution est donc absurde mais existe car elle permet à des puissants de ne pas avoir à questionner leurs pratiques et leur rapport à l’eau, pour perpétuer un modèle agricole dépassé et destructeur. Ce mode de gestion auquel nous faisons face en France essaie donc d’augmenter artificiellement la disponibilité de la ressource grâce à des grands travaux et de nombreux équipements. Mais les déséquilibres écologiques et sociaux qui en découleront finiront très certainement par rendre ces solutions inadaptées et obsolètes, et nous pousseront vers des stratégies de crise de gestion des consommations [1].
Comme de nombreux mouvements de lutte le proposent, il est plus que nécessaire que nous changions de paradigme et que nous nous tournions vers un mode de gestion collective de l’eau, ainsi que de tous les communs de notre société.
Rassemblement en hommage au 1 an de Sainte-Soline, Lyon (69), mars 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
L’illusion d’un État garant des communs
Le cas des méga-bassines apporte un élément clair à cette question : cette solution insensée n’a pu et ne peut se déployer sur le territoire que grâce à une collusion entre les grands exploitants et les pouvoirs publics, qui soutiennent et financent ces équipements. Tant que l’État et les décisions publiques seront influencés par des intérêts privés, l’accaparement par le capital des ressources naturelles, mais aussi de tous les biens et espaces publics, ne pourra pas être massivement et structurellement éradiquée.
La politique étatique de gestion de l’eau est fortement critiquable, mais il est intéressant de regarder les possibilités et facultés d’action au niveau local, d’autant plus sur le sujet de l’eau. En effet, la gestion de l’eau potable et de traitement des eaux usées relève de l’échelon communal ou supra-communal.
Manifestation contre les méga-bassines de Sainte-Soline (79), mars 2023
Photo : Pierre Fimbel | @pyr_fbl
Une autre administration des communs
Les collectivités locales paient tout de même les absences de pratiques institutionnalisées d’une administration collective de l’eau et d’une institutionnalisation de la sobriété hydrique, absences qui facilitent l’irruption du secteur privé dans la gestion de ce commun. En ce sens, le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale souligne que « les intérêts privés peuvent entrer en collision avec les objectifs d’une gestion collective de la ressource et de la distribution de l’eau si l’État ne garantit pas des règles du jeu claires, transparentes et équitables ». Ce rapport présente donc l’intervention de l’État et la mise en place d’une gestion publique de l’eau comme la solution pour extraire le privé de ce milieu. Cependant, cette proposition ne questionne pas un sujet plus profond, qui est la propriété de ce bien commun par une autorité organisatrice, aux intentions plus ou moins louables, et responsable de sa gestion.
A ce niveau, le tableau n’est pas non plus réjouissant : plus de 60% de la population est approvisionnée en eau potable par un service géré par opérateur privé [2], principalement Veolia, Suez ou la Saur. Pourtant, un rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale de 2021 rapporte que la gestion publique de l’eau est plus efficace en matière de coût et de qualité de service [2].
Une régie publique de gestion de l’eau a en effet l’avantage d’être structurellement moins intéressée qu’une gestion privée, car le profit laisse place à la rentabilité. Ainsi, cela permet d’avoir des réflexions sur l’exercice collectif du droit d’accès à l’eau, et ces questions sont de plus en plus présentes à l’échelon local, notamment autour du coût de l’accès à l’eau.
C’est le cas par exemple de la métropole de Lyon qui a annoncé la mise en place d’une tarification progressive et solidaire à partir de 2025, avec 12 m3 par an gratuits pour toustes, un coût de l’eau plafonné à 3% des revenus pour les ménages les plus précaires ou encore la majoration des tarifs pour les grands consommateurs [3].
"Certains territoires se sont déjà saisis de cette question pour proposer des institutions qui mettent en œuvre une réelle politique des communs pour la gestion de l’eau."
Comme bien souvent, les collectivités locales peuvent porter une vision plus sincère et aboutie du service public. La gestion publique à ce niveau permet donc de défendre une certaine vision de l’eau comme bien commun, avec un accès minimum garanti pour toustes et des consommations régulées par les coûts.
Banderole présente sur la ZAD de la Clusaz, contre un projet de retenue d’eau collinaire, La Clusaz (74), octobre 2022
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Dans leur ouvrage Commun (2015), Pierre Dardot et Christian Laval notent l’absence de ce sujet de fond dans le débat public, et évoquent une opposition de « droit contre droit » : soit le droit à la propriété reste inaliénable et la notion de commun est marginalisée, soit cette notion prend plus de place et propose un nouveau type de droit qui remet en cause la propriété, qu’elle soit publique ou privée. Certains territoires se sont déjà saisis de cette question pour proposer des institutions qui mettent en œuvre une réelle politique des communs pour la gestion de l’eau. C’est par exemple le cas du tribunal des eaux à Valence (Espagne), où sont traités les conflits liés à l’irrigation et l’usage de l’eau par les communautés d’irrigants de plaine de Valence [4].
Ce tribunal est composé de représentant.es de chacune des communautés d’irrigants et se réunit hebdomadairement pour juger des situations dans lesquelles un usager ou une communauté d’usager.es s’est senti.e lésé.e par un.e autre. C’est également le cas du gouvernement communal de l’eau à Naples (Italie). Ce gouvernement participatif a instauré un conseil de citoyen.nes pour veiller à une gestion de l’eau équitable, solidaire et respectueuse de l’équilibre écologique [5].
Action sur un golf contre l’accaparement de l’eau par les riches, Lyon (69), juillet 2023
Photo : Sarah Leveaux | @sarah.lvox
Ces institutions ont le point commun d’être présentes dans des territoires où la ressource en eau est depuis longtemps une ressource en tension, et où les enjeux ont probablement été suffisamment connus et partagés pour préférer une gestion collective de la ressource à des grands équipements inadaptés. Ces modes de gestion collective sont inspirants et présentent des alternatives enrichissantes, car libertaires. En effet, elles permettent d’aborder l’exercice collectif de droits et libertés et de le faire prévaloir sur un exercice individuel quand il est question de biens communs.
Nos sources
– [1] Les paradoxes des politiques de conservation de l’eau, Franck Poupeau. Conférence « Les verrous de la transition » (11/2023)
– [2] Le service public local de l’eau potable et de l’assainissement | vie-publique.fr. (2019, mai 20). http://www.vie-publique.fr/eclairage/24024-le-service-public-local-de-leau-potable-et-de-lassainissement
– [3] Blanc, A. L. (2024, mars 6). Des changements à venir pour les tarifs de l’eau potable. MET’. https://met.grandlyon.com/des-changements-a-venir-pour-les-tarifs-de-leau-potable/
– [4] Tribunal de las Aguas de la Vega de Valencia—The Court. (s. d.). Consulté 29 mars 2024, à l’adresse https://tribunaldelasaguas.org/en/
– [5] Napoli, C. di. (s. d.). Beni Comuni. www.comune.napoli.it. Consulté 29 mars 2024, à l’adresse https://www.comune.napoli.it/flex/cm/pages/ServeBLOB.php/L/IT/IDPagina/16783
– Table ronde « Vers une démocratie des communs ? Le cas de l’eau » aux deuxièmes rencontres des pensées écologiques « Un Printemps à Cluny »
– Pierre Dardot, Christian Laval, 2015, Commun. Essai sur la révolution au XXe siècle