Depuis une dizaine d’années, le suffixe “-cide” s’impose dans les discours féministes, écologistes ou décoloniaux pour désigner des violences systémiques longtemps euphémisées, minimisées, ou tues. La sémantique peut-elle alors devenir un levier de justice ? Ou assiste-t-on à une inflation symbolique de mots en “-cide” déconnectée des réalités ?
Dire “génocide”, “écocide” ou encore “futuricide” c’est refuser le lexique aseptisé de la neutralité apparente, celui de “dommages collatéraux” ou de “riposte légitime”.

Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Gaza, guerre sémantique
Ces dernières semaines, l’usage du mot “génocide” fait débat dans la sphère médiatique. Pour certains, le terme est une évidence : il faut nommer la réalité telle qu’elle est, sans détour. Pour d’autres, la prudence s’impose encore : s’agit-il « seulement » d’un crime contre l’humanité ? La nuance n’est pas anodine — elle a un impact direct sur les consciences, sur la mobilisation internationale, sur les responsabilités politiques et juridiques. Car parmi tous les mots disponibles pour qualifier l’horreur, “génocide” est sans doute le plus lourd. Dans le droit comme dans l’imaginaire collectif, il représente le crime absolu, le crime des crimes qui vise non seulement à tuer, mais à effacer une identité collective.
D’autres mots en “-cide” viennent préciser le génocide en cours. C’est le cas d’”urbicide”, défini par la géographe Bénédicte Tratnjek comme « un ensemble de violences qui visent la destruction d’une ville non en tant qu’objectif stratégique, mais en tant qu’objectif identitaire » ou “domicide”, la destruction délibérée et systématique des habitats. La politiste Stéphanie Latte Abdallah, co-autrice de Gaza, une guerre coloniale (Actes Sud), dénonce un écocide et même un futuricide : près de 80 % des terres agricoles ont été détruites, les infrastructures vitales rasées, les écoles, les universités et les cimetières visés, pour non seulement tuer, mais effacer tout avenir possible.
Dire “génocide”, “écocide” ou encore “futuricide” c’est refuser le lexique aseptisé de la neutralité apparente, celui de “dommages collatéraux” ou de “riposte légitime”. C’est politiser l’acte, et exiger justice. Dans ce combat, le suffixe “-cide” agit comme un projecteur. Il rend visible ce qui était nié. Il porte en lui une charge accusatoire. Il ne décrit pas seulement un fait : il dénonce une intention.

Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth

Photo : Sarah Leveaux | @sarah.lvox
Performativité des mots : dire, c’est faire exister
Depuis une dizaine d’années, les mouvements féministes, écologistes, antiracistes et décoloniaux se sont emparés du suffixe “-cide” pour rendre visibles des violences systémiques que les catégories juridiques ou médiatiques traditionnelles peinent à nommer. Nommer, c’est faire exister, accuser et donc ouvrir la voie à l’action. Dans sa Théorie des actes de langage, le philosophe John Austin développe la notion de la performativité du langage : certains mots ne se contentent pas de décrire le monde, ils influent sur la réalité. Dire « féminicide », c’est reconnaître l’existence d’un système patriarcal de violence. Dire « écocide », c’est affirmer que la destruction de la nature n’est pas un dommage collatéral, mais une violence intentionnelle. “Les mots ont une dimension pragmatique, ce ne sont pas juste des étiquettes prêtes à l’emploi que l’on pose sur les réalités du monde” résume la sémiologue et analyste des médias Marie-France Chambat Houillon. Ainsi pour les militants, ces mots peuvent être des leviers de mobilisation. “Un mot valise en -cide permet de condenser des réalités et d’être beaucoup plus visible par exemple sur les réseaux sociaux à travers des hashtags.”
L’affaire Julie Douib a ainsi porté la notion sur la scène publique en étant massivement relayée sous le hashtag #StopFéminicides, interpellant alors les pouvoirs publics.“Les mots en -cide donnent une visibilité aux victimes, à ce qui est détruit. Cela permet de les désilencier, de montrer qu’il ne faut pas interpréter l’histoire qu’à travers les dominants. C’est une façon de faire sortir la victime de la double peine : la première peine c’est qu’elle est victime, la seconde c’est qu’on l’efface.” conclut la sémiologue. Ces mots sont aussi des marqueurs de positionnement pour les médias : parler de “féminicide” plutôt que de “drame conjugal”, c’est affirmer une lecture politique d’un fait divers. Pour les juristes, ils posent problème : car la langue du droit est lente, rigide, et exige des critères stricts. D’où un fossé entre reconnaissance symbolique et justice réelle.
Que valent ces mots devant la loi ?
Hormis le génocide, reconnu depuis 1948 dans le droit international, la plupart des « –cides » n’ont aucune existence juridique. En France, le féminicide reste une circonstance aggravante, pas un crime autonome. L’écocide, lui, a fait une timide apparition dans le Code de l’environnement après la Convention Citoyenne pour le Climat. Mais pour les juristes, il est quasi-inapplicable : il faut prouver une atteinte grave, durable (au moins 7 ans) et intentionnelle. Autrement dit, démontrer que des entreprises ont volontairement détruit la nature, sans jamais laisser de traces… « Dans nos contentieux quotidiens, le mot écocide ne change rien », tranche Romain Ecorchard, juriste chez France Nature Environnement Occitanie. « En matière d’environnement, il n’y a pas un grand méchant qui débarque pour tout détruire. Ce sont des dommages systémiques, diffus, dissimulés. » Pour lui, attendre qu’un écocide soit constaté pour agir va à l’encontre de la logique même du droit environnemental, qui devrait avant tout prévenir, plutôt que guérir. Ces mots donc, mobilisent, interpellent, donnent un nom à l’indicible. Mais sans cadre juridique clair, ils restent sans poids devant un juge.
Inflation des mots en “-cide”
L’emploi du suffixe –cide n’est pas nouveau. On le retrouve dans des termes comme herbicide, spermicide, homicide, suicide… Ce qui est nouveau, en revanche, ce sont les usages qui en sont faits aujourd’hui. Là où l’on parlait autrefois d’actes isolés, on propose désormais une lecture sociale. Dans sa chronique consacrée aux mots en “-cide” sur Radio Nova, Laélia Véron résume cet enjeu : “L’intérêt d’un usage nouveau avec un mot comme féminicide n’est pas tellement de pointer un nouveau phénomène mais plutôt de changer notre cadrage mental sur une réalité. Avec féminicide, on précise le sexe de la victime, on désigne quelque chose de plus grave qu’un crime passionnel. La passion, ça fait sexy, le féminicide, pas vraiment. On passe d’un fait divers à un fait de société.”. Le féminicide, le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, a d’abord émergé dans les luttes féministes mexicaines dans les années 1990, à la suite des crimes de Ciudad Juárez. En Europe, il s’est imposé comme un outil de dénonciation systémique. Le terme féminicide a alors gagné en reconnaissance, entrant dans le débat public et juridique. Après une première apparition dans le dictionnaire français en 2015 (Le Robert), il a été intégré à l’édition 2021 du Larousse. En Belgique, une loi reconnaissant explicitement le féminicide a été adoptée en 2023, une première dans l’Union européenne. De même, le mot écocide, la destruction massive et intentionnelle d’un écosystème, fait son chemin dans les mobilisations écologistes. En 2021, un panel d’experts internationaux a proposé une définition juridique pour intégrer l’écocide dans le droit pénal international, aux côtés du génocide et des crimes de guerre. L’initiative n’a pas encore abouti, mais le mot s’est imposé dans l’espace public.

Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Récupérations et détournements
Le suffixe -cide, s’il peut éclairer des luttes, peut aussi être récupéré et mis au service de projets réactionnaires. Cette instrumentalisation peut nuire à sa portée performative, en particulier lorsqu’il est utilisé pour servir des logiques idéologiques inversées. Un exemple frappant : le « francocide », forgé par Eric Zemmour après le meurtre de la jeune Lola et repris par des cercles d’extrême droite, utilisé pour désigner les meurtres des dits “Français de souche » par des personnes racisées. Plus récemment, Philippe de Villiers a créé le néologisme “mémoricide” pour titrer son livre paru en 2023. Ces termes racistes opèrent une inversion victimaire et détournent les logiques de dénonciation pour les retourner contre les minorités. “Il est courant que certains partis politiques, comme le Rassemblement National, s’approprient et détournent des mots à leur profit. En créant des néologismes en -cide, ils cherchent à se poser en victimes, alors même qu’ils sont souvent dans une posture d’agression.” Le suffixe -cide devient alors une forme de renversement rhétorique.
Mais un autre risque se profile : la dilution du sens. Le “-cide”, étymologiquement, signifie « tuer », il évoque un acte de destruction radicale. À force d’en élargir les usages, on pourrait à terme l’affaiblir. Comme l’explique Michelle Lecolle “Il y a eu un effet boule de neige [avec l’emploi de ce suffixe pour forger des néologismes], qui pourrait nuire à sa performativité. Plus il circule, plus sa force peut s’atténuer.” En effet, certains termes glissent déjà vers un usage métaphorique : liberticide, par exemple, tend à perdre sa charge sanglante pour désigner une atteinte aux libertés.

Photo : Elio | @elio_j
D’où la nécessité d’une vigilance lexicale “Il faut toujours s’interroger sur qui emploie ces mots, dans quel contexte et dans quel but” rappelle Michelle Lecolle. Comme le rappelait Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire, la force d’un mot ne dépend pas seulement de sa signification, mais de l’autorité de celui qui le prononce. Michelle Lecolle nuance en précisant que dans le cas des mots en –cide, tels que féminicide, écocide, ou génocide, on peut dire qu’ils n’ont pas encore subi cette dégradation. Mais si le suffixe est récupéré sans rigueur, détourné ou banalisé, alors leur intensité sémantique et donc leur pouvoir de dénonciation risque à terme de s’éroder. Dans cette guerre sémantique, les journalistes ont donc une véritable responsabilité : celle d’interroger le sens que leurs invité.es donnent aux mots qu’iels utilisent, mais aussi de réfléchir à leurs propres choix lexicaux. Choisir un mot, c’est orienter une pensée : les journalistes ont une lourde responsabilité dans ce cadrage du réel. Albert Camus le rappelait “ Mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde” . Les mots en “-cide” déplacent le regard, imposent une lecture systémique là où le pouvoir préférait parler d’ »accident », d’ »exception », de « drame personnel ».
Pendant que les uns débattent sur la terminologie des mots en cide, les autres voient leur réalité reléguée au second plan ?
“Tout dépend de qui participe au débat, car il est important de discuter de l’usage de certains mots. Cependant, l’essentiel est de voir comment ce débat est ensuite exploité. Il est nécessaire de nommer les choses, mais certains s’en servent comme prétexte pour ne pas agir.
Même si l’on ne qualifie pas ces actes de génocide, il s’agit tout de même de massacres. Il n’est pas indispensable d’utiliser ce terme pour être horrifié et mobiliser toutes nos ressources afin de mettre un terme à ces atrocités.Le débat autour du mot « génocide » est avant tout une question de juristes. Employer ce terme, c’est revenir à la notion de performativité : reconnaître un génocide implique une obligation juridique d’intervenir pour l’arrêter. C’est précisément pour cette raison que l’utilisation de ce mot fait l’objet de tant de débats. Certains refusent de l’employer, car cela engagerait à tout mettre en œuvre pour empêcher ces crimes.”
Michelle Lecolle, linguiste.
Interview de Michelle Lecolle, linguiste
Interview de Marie-France Chambat Huillon, sémiologue et analyste des médias
Interview de Romain Ecorchard, coordinateur des actions juridiques de FNE Occitanie-Méditerranée