La justice constitue un outil précieux au sein des luttes écologiques, permettant de remporter des victoires d’étapes, de gagner du temps et de donner de la visibilité. Mais dans les faits, l’impact du système judiciaire varie considérablement selon la nature des revendications et selon les personnes qui les portent car on retrouve au sein de ce système des biais discriminatoires de la société, comme le racisme ou le classisme. C’est aussi un outil qui présente de nombreuses limites dans son application. Son cadre peut sembler malléable, comme en témoignent les rebondissements judiciaires entourant la lutte contre la construction de l’A69, ce qui crée un sentiment d’incertitude. Cet outil de lutte ne doit pas être vu comme une finalité et doit surtout être appuyé par d’autres stratégies.
“Militer dans un quartier n’est pas anodin, c’est plus compliqué qu’ailleurs. La différence de rapport à la justice et à la police fait qu’on n’est pas égaux en tant que militants des quartiers” explique Nabil, coordinateur de L’Assemblée des Quartiers
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
La justice a des biais discriminatoires
“Militer dans un quartier n’est pas anodin, c’est plus compliqué qu’ailleurs. La différence de rapport à la justice et à la police fait qu’on n’est pas égaux en tant que militants des quartiers” explique Nabil, coordinateur de L’Assemblée des Quartiers, un collectif qui œuvre à faire entendre leurs voix dans l’arène politique [1]. La justice n’est en effet pas un espace neutre. La recevabilité d’une défense devant un.e juge dépendra notamment de l’origine sociale et ethnique de l’accusé.e. Ce qui constitue une défense valable pour les un.es, peut être irrecevable pour les autres.
La défense au tribunal de deux militantes de Riposte Alimentaire, qui ont jeté de la soupe sur un tableau de Monet à Lyon, illustre bien cette réalité. Pour les défendre, leurs avocats ont mobilisé un professeur des beaux-arts qui a attribué au geste des militantes une “légitimité artistique et symbolique”. En le distinguant notamment du vandalisme [2] : “Je viens vous montrer comment le geste de ces jeunes personnes se distingue de l’iconoclasme et du vandalisme” .
Une telle rhétorique aurait été bien moins envisageable pour des militantes non-blanches ou issues de quartiers populaires. La société politique et médiatique véhicule en effet régulièrement des stéréotypes racistes à leur encontre. Des biais systémiques qui s’immiscent aussi dans la sphère juridique, à l’image du vocabulaire utilisé pour décrire les mobilisations dans les quartiers qui visent explicitement à discréditer leur lutte. Il leur est donc bien plus difficile de se défaire de l’image de « vandale » ou même d’ »émeutier », « casseur » pour être reconnus comme porteurs d’une « cause noble ». A stratégie de défense égale, le jugement d’une personne racisée pourrait ne pas être le même qu’une personne blanche.
C’est une réalité avec laquelle les personnes racisées doivent donc composer lorsqu’elles construisent leur stratégie de lutte. Ce qui fait du système judiciaire un outil plus complexe à se saisir pour elleux. Cette réalité systémique commence d’ailleurs à être reconnue en interne. Le Syndicat de la magistrature a par exemple publié en décembre 2021 une note de réflexion critique sur “l’héritage colonial dans les pratiques judiciaires » [3].
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La justice face à ses limites
Le recours à la justice fait reposer le sort de la lutte sur un outil soumis à beaucoup d’aléas, pouvant notamment être détourné en un instrument au service des intérêts de certain.es. Le droit est en effet fluctuant. De nouvelles lois peuvent être votées, modifiant voire autorisant les interdits précédents, comme en témoigne la loi Duplomb. Ces lois peuvent aussi ne pas être appliquées malgré leur vote, selon que les décrets d’application soient ou non signés.
Les rebondissements autour de l’autoroute A69 illustrent bien certaines limites. En février, la justice a rendu son verdict qui annule les travaux de l’autoroute. Mais, mécontents de cette décision de justice, deux sénateurs du Tarn ont proposé une loi qui permettrait l’inverse du jugement. En parallèle, l’Etat a fait appel et a demandé de pouvoir poursuivre les travaux… ce à quoi la justice a répondu favorablement [4]. Les travaux de l’A69 ont donc repris en attendant la décision judiciaire finale qui sera prise dans plusieurs mois, voire années dans certains cas.
De plus, le système juridique est un outil en partie tourné vers le passé. Il s’appuie sur des lois qui sont parfois inadéquates au vu du contexte, notamment climatique, et aussi sur la jurisprudence, i.e. les verdicts passés. Le droit environnemental et son application semblent donc être en décalage avec la réalité de l’urgence sociale et écologique, et certain.es professionnel.les alertent sur le sujet. Un tribune nommée “Le droit de l’environnement est mort, vive le droit à polluer !” a été cosignée par 76 juristes et avocat.es et publiée dans la revue Socialter [5].
Les décisions de justice ne permettent donc pas systématiquement et automatiquement d’éviter l’irréversible de façon pérenne. De fait, les victoires judiciaires sont souvent des victoires d’étapes qui permettent d’éviter le pire, du moins pour un temps. Cet outil de lutte doit être un fil sur lequel tirer pour obtenir de la visibilité médiatique, et gagner du temps afin de mettre aussi en œuvre d’autres actions.
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Comment dépasser ces biais ?
Des initiatives existent depuis plusieurs années et continuent à se développer pour que le recours à la justice soit accessible pour tou.te.s, en informant et outillant. Des collectifs de “legal team”, souvent bénévoles, fournissent des guides d’autodéfense juridique téléchargeables gratuitement, des conseils très pratiques selon les situations, des contacts d’avocats, des caisses de solidarité pour couvrir certains frais, etc. Le Réseau d’Autodéfense Juridique collective [6] est constitué par plusieurs de ces équipes locales pour mettre en commun les outils. Pour les luttes écolo spécifiquement, l’association Terres de Luttes met à disposition un guide expliquant comment lutter contre un projet polluant [7], et donne accès à une “clinique juridique” que l’on peut contacter pour se renseigner et mieux comprendre le parcours juridique [8]. A défaut de pouvoir rapidement faire changer l’institution, la base s’organise.
- Interview avec le coordinateur de L’Assemblée des Quartiers, Nabil
- Récap illustré de l’audience en appel de Zoé et Jil (prénoms modifiés), qui s’est déroulée le mardi 19 novembre à 13H30 à la Cour d’Appel de Lyon. (2024, novembre 26). Instagram. https://www.instagram.com/msde.association/p/DC1yZ7jA-qO/
- Délibérée #14 : Pratiques judiciaires, questions coloniales. (s. d.). Syndicat de la magistrature. Consulté à l’adresse https://www.syndicat-magistrature.fr/toutes-nos-publications/deliberee/2525-deliberee-14/
- L. C. (2025, mai 28). Sursis à l’exécution des jugements d’annulation des autorisations environnementales pour la réalisation de la liaison Castres-Toulouse A680 et A69. Cour administrative d’appel de Toulouse. https://toulouse.cour-administrative-appel.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/sursis-a-l-execution-des-jugements-d-annulation-des-autorisations-environnementales-pour-la-realisation-de-la-liaison-castres-toulouse-a680-et-a69
- Socialter. (s. d.). « Le droit de l’environnement est mort, vive le droit à polluer ! », tribune publiée le 24 juin 2025. Consulté à l’adresse https://www.socialter.fr/article/tribune-avocats-juristes-droit-de-l-environnement-menace-pollution-industrie
- Réseau d’Autodéfense Juridique collective. (s. d.). Consulté à l’adresse https://rajcollective.noblogs.org/
- https://terresdeluttes.fr/wp-content/uploads/2025/06/Lutter-contre-les-projets-imposes-et-polluants-p1zrvw.pdf
- Luttes, T. de. (2025, septembre 24). Besoin d’aide juridique ? Terres de Luttes. https://terresdeluttes.fr/clinique-juridique-2025-2026/