Le validisme reste un angle mort des mouvements écolos

Le validisme reste un angle mort des mouvements écolos

Lucile Petitjean

Blocage d'un site Arkema par des militant.es, Lyon, décembre 2023
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth

La lutte écologiste, si elle est écartée de toutes considérations politiques et intersectionnelles, devient un espace de reproduction des inégalités et discriminations, qu’elle fait alors peser sur les personnes concernées. C’est le cas par exemple du validisme, la discrimination que subissent les personnes porteuses de handicap. Non seulement l’écologie est souvent aveugle à cette problématique, mais elle perpétue voire amplifie parfois le phénomène. Les courants écologistes anti-technologiques sont parfois accusés d’être fermés à la réalité médicale de beaucoup. Au Royaume-Uni, des personnes porteuses de handicap se sont saisies du problème et de plus en plus de ressources et de questionnements fleurissent dans les milieux écolos. En France, la réflexion en est encore à ses balbutiements, et ne parvient pas encore à chambouler les pratiques.  

La lutte écologiste, si elle est écartée de toutes considérations politiques et intersectionnelles, devient un espace de reproduction des inégalités et discriminations.

Militante perchée sur un pylône lors du blocage de la raffinerie TotalEnergies du port d'Anvers, octobre 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth

Les mouvements anti-tech sont souvent dénoncés pour leur penchant validiste

Certaines pensées écologistes s’établissent sur la base d’un refus strict de la technologie. Ces mouvances « anti-tech » ou « primitivistes » dénoncent l’industrialisation des sociétés actuelles et la coercition que la technologie et la technique exercent sur les individus. Elles sont souvent critiquées pour leur perception essentialisante et fantasmée du passé. Mais ces mouvements sont également dénoncés pour le validisme dont ils feraient preuve par nature. Avec l’effondrement technologique viendra l’effondrement du système de santé actuel. Puisque de nombreuses personnes en sont dépendantes pour leur vie, cela signifierait leur perte. Pour des mouvements comme Anti-Tech Resistance (ATR) ou des auteurs comme Nicolas Casaux [1], cet argument est simpliste. ATR a d’ailleurs publié un recueil de textes de personnes porteuses de handicaps souhaitant voir advenir un effondrement technologique et civilisationnel [2]. Ces textes reviennent avant tout sur la violence de la pratique médicale actuelle, qui n’est pas propre à la technologie utilisée mais à une relation patient.e / soignant.e. Cette relation implique des rapports de domination très peu questionnés. Des militant.es de nombreuses autres luttes portent ces critiques sans pour autant refuser complètement la technologie quand elle s’avère nécessaire. Un autre usage de ces techniques est possible, qui ne soit pas maltraitant pour les patient.es.

Défendre une écologie intersectionnelle handi, antivalidiste et accueillant les personnes subissant toute forme d’oppression obligerait donc les militant.es à faire des concessions sur l’emprise de la technologie sur les individus. Pourtant, tout n’est pas tout noir ou tout blanc. La plupart des mouvements écologistes actuels sont très critiques vis-à-vis des techniques et technologies ou même de la société industrielle telle qu’on la connaît. Ils ne revendiquent pourtant pas son effondrement vaille que vaille, laissant les personnes qui en dépendent essuyer les plâtres. Dans un entretien pour la revue Terrestres [3], Amel Sabbah, Naiké Desquesnes et Mathieu Brier affirment «que « le mouvement anti-industriel non réactionnaire existe, il ne se nomme simplement pas comme tel. Dénoncer d’un bloc les « anti-indus », c’est faire le jeu de l’industrie. » Le titre de l’entretien est équivoque : « Casser leurs machines, fabriquer les nôtres ». Se réapproprier les techniques, apprendre à faire soi-même et s’entraider sont autant de clés qui permettent une émancipation du joug technologique sans laisser derrière les personnes en ayant le plus besoin.  

Costume d' "homme-télé" lors d'une mobilisation contre ST Microelectronics, Grenoble, avril 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Banderole "Le monde de la tech assèche nos montagnes" lors de la mobilisation contre ST Microelectronics, Grenoble, avril 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Militant de Scientifiques en rébellion passant l'enceinte de Schneider grâce à une échelle, Grenoble, novembre 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Homme en costume croisant un cortège de manifestation lors de la Magma, Paris, mai 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth

L’écovalidisme, quand devenir écolo alourdit le poids des discriminations

Questionner le validisme seulement dans les mouvements revendiqués comme anti-techs est hypocrite. Cette discrimination est tellement répandue dans les milieux écolos, qu’elle porte un nom : « ecoableism », écovalidisme en français. Les sources manquent sur le sujet, et c’est dans le monde anglo-saxon qu’elles sont le plus prolifique. Le terme « ecoableism » est né après une campagne menée en Angleterre contre les pailles en plastique à usage unique [4]. Un groupe de personnes porteuses de handicaps a dénoncé une campagne validiste, car ne prenant pas en compte les besoins spécifiques des personnes, notamment porteuses de handicaps moteurs. Les vannes se sont alors ouvertes. De nombreuses personnes porteuses de handicap se sentent pointées du doigt et inutilement jugées car elles ne peuvent pas se passer de voitures à essence, de leur fauteuil roulant ou de routes goudronnées. Les fameux « petits gestes » si souvent recommandés par une écologie éloignée de toute considération politique sont loin d’être également accessibles pour toustes [5]. Les politiques écologistes oublient souvent les problématiques liées à l’accessibilité et aux handicaps. La piétonisation de certains quartiers de centre-ville porte de nombreuses discriminations, y compris validistes en limitant l’accès et les déplacements [6].  

L’écovalidisme se manifeste aussi dans le refus d’entendre et de prendre en compte les revendications antivalidistes. Pour beaucoup de personnes concernées et militantes, les ponts entre ces deux luttes sont pourtant évidents [7], de la dénonciation d’une hyper-productivité au rejet d’une déconnexion de la nature et des liens entre les êtres vivants. Syren Nagakyrie [8], fondatrice de « Disabled Hikers », randonneur.euses handicapé.es, dénonce cet état de fait. Elle fait le parallèle entre les limites planétaires, dont les écologistes sont si soucieux.euses, et les limites rencontrées par les personnes porteuses de handicaps, qu’iels ont encore du mal à faire accepter. Pour elle « les limitations sont naturelles, et personne n’est capable de tout faire. » Pour aller plus loin encore, de nombreuses études montrent que le changement climatique va affecter de plein fouet et beaucoup plus violemment les personnes porteuses de handicap [9,10,11]. Pourtant, les allusions à cet état de fait et les revendications allant dans le sens d’une amélioration des conditions de vie, d’évacuation ou de venue en aide à ces personnes sont rarissimes.  

Ouvrir les yeux sur la question du validisme dans les luttes écolos et les rendre accessibles

Les points communs entre les revendications des mouvements antivalidistes et écologistes existent, mais les méthodes d’organisation et modes d’actions des mouvements de désobéissance civile notamment restent peu accessibles [12]. L’activisme depuis chez soi est peu mis en avant et surtout peu reconnu alors qu’il est plus accessible pour bon nombre de personnes. Les « twittstorms » et autres mobilisations de masse sur internet, l’activisme dit « de réseaux sociaux » est parfois vu comme un mode d’action peu engageant alors même qu’il permet d’atteindre d’autres publics et de rendre le militantisme plus inclusif. Que ce soit la participation à des réunions ou des actions, peu de choses sont pensées pour l’accessibilité et l’inclusivité. Encore aujourd’hui, très peu d’actions de désobéissances civiles s’enquièrent des capacités physiques de chacun.es, ou préviennent à l’avance sur les possibilités d’accessibilité. Un guide complet pour améliorer l’accessibilité des actions de désobéissance civile a été produit par un collectif anglo-saxon de militant.es écologistes porteur.euses de handicaps. Il n’a toujours pas été traduit en français. Les neuroatypies sont encore peu prises en compte également. L’exposition au bruit, aux lumières ou aux foules sont autant de critères qu’il devient primordial de repenser, de prévenir et de cadrer pour permettre une participation plus large de chacun.es. 

Militante plâtrée dans un caddie lors d'une mobilisation féministe contre le RN, Lyon, juin 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth

L’inclusion de toustes passe par l’importance de remettre au centre la parole des premières personnes concernées et d’amplifier leurs voix et leurs demandes. En cela, faire un crochet par les études féministes et les mouvements de lutte intersectionnelle féministes et validistes est salutaire [13]. Car ces mouvements ont su questionner les discriminations qu’ils exerçaient et remettre en question la norme valide qu’ils imposaient. Les écrits de Mélina Germes sont éclairants sur la question, et décrivent bien les processus de remises en question de cette norme valide et d’adaptation des luttes aux nouveaux besoins perçus.  

Banderole "Accueil Soin" sur un tas de bois lors de l'action Stop mégabassines, Melle, juillet 2024
Photo : Aurèle Castellane | @broth_earth
Sources
  1. Casaux, N. (2021, août 18). Technologie, effondrement de la civilisation industrielle et « validisme » (par Nicolas Casaux). Le Partage. https://www.partage-le.com/2020/12/30/critique-de-la-technologie-effondrement-de-la-civilisation-industrielle-et-validisme-par-nicolas-casaux/ 
  2. S.C. (2024, 11 septembre). Handicapés contre le progrès ! ATR. https://www.antitechresistance.org/blog/handicapes-contre-le-progres 
  3. Brier, A. S. ·. N. D. ·. M. (2024, 29 octobre). « Casser leurs machines, fabriquer les nôtres » . Terrestres. https://www.terrestres.org/2024/09/05/casser-leurs-machines-fabriquer-les-notres/ 
  4. Randall, C. (2022, 22 juillet). Eco Ableism and the Climate Movement. Friends Of The Earth Scotland. https://foe.scot/eco-ableism-and-the-climate-movement/  
  5. Episode 8 : Dévalider l’écologie. (2024, 9 juillet). Avis de Tempête. https://avisdetempetedotorg.wordpress.com/2024/03/29/episode-8-devalider-lecologie/ 
  6. Mungall-Baldwin, C. (2024, 9 avril). Unveiling Eco-Ableism : The Hidden Costs of Green Policies on Disability Communities. Green Economy Coalition. https://www.greeneconomycoalition.org/news-and-resources/unveiling-eco-ablism-the-hidden-costs-of-green-policies-on-disability-communities  
  7. Jimmy.Behague. (2023, 1 mai). L’écologie politique comme moyen de lutter contre le validisme. Mediapart. https://blogs.mediapart.fr/jimmybehague/blog/010523/l-ecologie-politique-comme-moyen-de-lutter-contre-le-validisme 
  8. Anderson, B. (2024, 5 janvier). Conservation, Eco-Ableism, and Reclaiming Limitations – Sempervirens Fund. Sempervirens Fund. https://sempervirens.org/news/reclaiming-limitations/ 
  9. UNHCR – The UN Refugee Agency. (s. d.). Disability, Displacement and Climate Change | UNHCR. UNHCR. https://www.unhcr.org/media/disability-displacement-and-climate-change 
  10. Disability in a Time of Climate Disaster. (s. d.). Harvard University Center For The Environment. https://www.environment.harvard.edu/news/disability-time-climate-disaster  
  11. Handicap International. (2024, 26 janvier). Changement climatique et handicap. Changement Climatique et Handicap. https://www.hi.org/fr/actualites/changement-climatique-et-handicap 
  12. Accessible activism. (s. d.). Google Docs. http://bit.ly/AccessActivism  
  13. Germes, M. (2021, 28 décembre). Handicap et féminisme  ; : luttes contre le validisme. BALLAST. https://www.revue-ballast.fr/handicap-et-feminisme-luttes-contre-le-validisme/