Le monde du travail et la valeur qu’on lui donne, individuellement ou collectivement, sont profondément touchés par la crise écologique et les réflexions qu’elle attise. Les rapports de domination entre patrons et employé.es s’en voient renouvelés par une opposition entre celleux pour qui la destruction du vivant et des communs sert les intérêts, et celleux qui leur sont subordonné.es et qui en paient le prix. Les stratégies des grands groupes pour maintenir un statu quo qui défend leurs intérêts se base en partie sur un chantage à l’emploi, plus ou moins direct. Que ce soit en interne ou auprès des institutions, les patrons pointent du doigt et alimentent une menace sur l’emploi, que représenteraient les mutations du secteur du travail dans une société écologique.
Les entreprises œuvrent à déplacer les nécessaires réflexions sur la mutation des liens entre le travail et les écosystèmes vers des discussions de crise présumée de l’emploi dans une société écologique.
Un chantage à l’emploi pour défendre un droit à polluer et à tuer
Les entreprises œuvrent à déplacer les nécessaires réflexions sur la mutation des liens entre le travail et les écosystèmes vers des discussions de crise présumée de l’emploi dans une société écologique. Au mois d’avril, le Canard enchaîné dévoilait par exemple que Tefal avait planifié et organisé une manifestation contre le projet de loi visant à interdire les PFAs [1], ces polluants éternels présents dans les revêtements de leurs poêles. En se cachant derrière un prétendu mouvement initié par leurs partenaires sociaux, Tefal a en fait fortement incité ses employé.es à défendre un matériau, sous prétexte qu’il fait partie de leur quotidien de travailleur.euse. Un mail de la communication interne de Tefal envoyé aux salarié.es et managers fait mention de “cars numérotés”, de “feuilles d’émargement” et de “recensement” des participant.es à cette fausse manifestation, qui ressemble plus à une pénitence.
D’autant plus que les PFAs mettent aussi et surtout leur santé en danger [2], ainsi que celle des personnes et écosystèmes exposés. Un bel exemple d’aliénation par le travail – de son droit de grève, de sa liberté de conscience, du droit de vivre en bonne santé et d’autres – qui montre comment faire disparaître des considérations écologiques derrière une réalité individuelle plus immédiate, celle de sa profession.
Ce chantage à l’emploi ne s’applique pas uniquement au sein des entreprises. Il est également de mise pour des considérations plus globales, quand les politiques s’intéressent à la préservation de l’environnement. Dans ce cas, les lobbys et entreprises polluantes craignent que ces considérations modifient durablement le marché de l’emploi et impactent la main d’œuvre qu’ils exploitent et qui les enrichit. Ils s’adressent alors aux pouvoirs publics et aux garants des lois, pour leur faire part de leurs craintes.
C’est le cas par exemple du lobby Phyteis, qui regroupe des entreprises commercialisant des produits phytosanitaires, qui indiquait en 2018 que l’interdiction de la production de certains pesticides que promulguait la loi Egalim allait causer la perte de 2700 emplois directs et 1000 emplois indirects. Cinq ans plus tard, Phyteis a été mis en demeure par l’Assemblée nationale pour manquement “de rigueur et de prudence dans l’évaluation” des emplois impactés et propos exagérément alarmistes, car infondés, fruits “d’une négligence qui ne peut être tenue que pour volontaire” [3].
L’esprit corporate est utilisé pour défendre des prétendus engagements écologiques
Dans le contexte actuel, les entreprises polluantes et leurs patrons adaptent leurs discours et leurs communications internes, en détournant la réalité écologique. Leur but est double. Premièrement, elles tentent d’armer intellectuellement leurs employé.es pour défendre leurs activités, en jouant sur l’image du salarié.e modèle corporate, qui importe beaucoup en matière de valorisation sociale dans certains milieux. Il s’agit aussi d’atténuer le plus possible les dissonances cognitives de celleux qui travaillent à détruire leurs propres conditions de subsistance, en les renvoyant à quelques actions symboliques.
Chez TotalEnergies ou la BNP Paribas, les stratégies de communication interne déroulent donc un greenwashing décomplexé. C’est ainsi que 60.000 « collaborateurs” de TotalEnergies ont reçu en mai 2023 un manuel de défense du groupe [4]. Cette campagne interne, intitulée « Un dîner presque parfait », prétendait exister pour sortir les employé.es de situations délicates lorsque l’impact sur l’environnement du groupeest évoqué lors en famille ou entre ami.es. Quelques mois plus tard, la BNP Paribas produisait un document similaire et assurait son soutien à la transition énergétique avec un « argument qui vaut son pesant de cacahuètes : l’Etat du Texas les [nous] trouve trop « verts » ! » [5].
D’un point de vue extérieur, le but de ces groupes semble clair : bénéficier de milliers de personnes prêtes à défendre leurs activités et leurs intérêts, en transmettant leurs arguments et leur rhétorique. La communication interne de TotalEnergies écrit “Pour enfin avoir le dernier mot et profiter du dîner !”, qui fait une belle mise en abime de ce que recherche le groupe à travers ce guide, à savoir faire taire les critiques et continuer à forer pour s’enrichir toujours plus.
L’aménagement des territoires est particulièrement sensible à ces discours
Le sujet du travail est absolument central dans notre organisation sociale actuelle et les actions politiques, percluses d’inégalités et impactant l’environnement. Mais sa reconsidération dans une société écologique est encore un angle mort. Ce sujet du travail, originellement plutôt ancré à gauche et dans le monde ouvrier, a subi un « rapt idéologique » par les pensées de droite qui l’ont instrumentalisé pour servir leurs desseins [6], dont la disqualification des approches écologistes. Aujourd’hui encore, l’action politique se base essentiellement sur des indicateurs économiques dans lesquels l’avenir et l’habitabilité du monde n’ont pas d’importance.
Dans les territoires où les indicateurs économiques traditionnels sont à la peine, les élu.es locales.aux sont souvent obnubilé.es par le développement territorial par l’emploi. Une activité économique permettant d’attirer des nouvelles familles, de maintenir les services existants et d’en créer de nouveaux. Dans ce cas, les conditions sont propices pour bien accueillir les discours d’industriels ou d’aménageurs, qui entendent revitaliser un territoire. Le projet de l’A69, toujours lui, en a été un bon exemple. L’aménageur du projet Atosca présente en effet une autoroute qui “répond aux attentes locales” en étant “un vecteur d’accélération économique” et répondant “aux besoins de désenclavement et de développement du bassin de vie et d’emploi de Castres et Mazamet” [7]. Le chantier lui-même permettrait de créer “près de 1 000 emplois locaux”.
Pourtant, nombreux sont les travaux de géographes et d’économistes qui s’accordent en effet sur le fait qu’il n’existe aucune automaticité entre la création d’un équipement autoroutier et le développement territorial”. Au contraire même, leur analyse souligne “l’amplification et l’accélération des tendances préexistantes” lorsque de nouvelles infrastructures sont créées [8]. Les pouvoirs publics font donc payer le prix de leur absence de réflexion sur les sujets du travail, de l’aménagement du territoire et de l’écologie par des projets inutiles et inconsidérés.
- Pfas : Tefal a la com’ accrocheuse. (2024, avril 9). Le Canard enchaîné. https://www.lecanardenchaine.fr/economie/1031-tefal-a-la-com-accrocheuse
- Pfas ou polluants éternels et santé au travail : Explications de l’INRS – Actualité – INRS. (s. d.). Consulté 29 novembre 2024, à l’adresse https://www.inrs.fr/actualites/pfas-polluants-eternels-explications.html
- Mise en demeure de Phyteis par l’Assemblée nationale, https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/620134/5981896/version/1/file/Mise_en_demeure_Phyteis_20230630.pdf
- Correia, M. (2023, mai 25). Face aux polémiques, TotalEnergies fournit à ses salariés un guide pour « un dîner presque parfait ». Mediapart. https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/250523/face-aux-polemiques-totalenergies-fournit-ses-salaries-un-guide-pour-un-diner-presque-parfait
- Correia, M. (2023, juillet 11). Face aux critiques, BNP Paribas a créé un guide interne spécial « greenwashing ». Mediapart. https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/110723/face-aux-critiques-bnp-paribas-cree-un-guide-interne-special-greenwashing
- « Que faire de la valeur travail ? » : café avec Paul Magnets (président du parti socialiste belge), animé par Paloma Moritz lors du festival Agir pour le vivant (août 2024)
- Atosca | La liaison A69. (s. d.). Atosca. Consulté 29 novembre 2024, à l’adresse https://www.a69-atosca.fr/la69//marinetondelier/status/1731204461492678939
Rémi Bénos, François Taulelle. Note sur les “ effets structurants ” de l’A69, le “ projet de territoire ” et le “ désenclavement ” de Castres-Mazamet. 2023. halshs-04133304 https://shs.hal.science/halshs-04133304/document, pages 2 et 3