La colère des agris

La colère des agris

Simon Brisard

Blocage d'agriculteur.ices en colère avec tracteurs, feu de pneus et épouvantail pendu
Photo : Aurèle Castellane| @broth_earth

Depuis le début de la mobilisation des agriculteur.rices, les syndicats agricoles sont mis au premier plan. Fédération nationale des syndicats des exploitations agricoles (FNSEA), Jeunes Agriculteurs (JA), Confédération Paysanne, Coordination rurale : les drapeaux fleurissent au sein des blocages routiers et autoroutiers, les déclarations et prises de position s’enchaînent, mais ne se ressemblent pas. La colère est réelle, car la politique européenne et les traités de libre-échange ne laissent que des marges de manœuvre bien maigres. C’est dans ce contexte que l’opinion publique redécouvre les syndicats agricoles : leur rôle, leur importance et leur influence.

"Le défaut de représentativité des visions agricoles et paysannes au sein des instances représentatives est réel et alarmant."

Vélo avec drapeau de la Confédération Paysanne sur un blocage autoroutier, Saint-Quentin-Fallavier (38), janvier 2024
Photo  : Aurèle Castellane | @broth_earth

Une mobilisation sous le signe des syndicats

Plus spécialisés et peut-être moins connus que la CGT ou la CFDT, ces syndicats jouent pourtant un rôle primordial pour les professions et la politique agricoles. En effet, les élections professionnelles de ce milieu déterminent tous les 6 ans les membres de ses instances représentatives : Chambres d’agriculture départementales, régionales et Assemblée permanente nationale.   

Ces chambres jouent un rôle de représentation du monde agricole et de porte-parole auprès des   pouvoirs   publics – nationaux et européens – et peuvent donc défendre leur vision de l’agriculture, de la gestion de l’espace rural et de la protection de l’environnement. Ils s’activent également au développement agricole local : conseils, formations pour les agriculteur.rices en place ou en installation, accompagnement des collectivités locales dans des projets ou stratégies en lien avec l’alimentation, la biodiversité, l’environnement et les paysages, etc. Leur rôle dans l’évolution des pratiques agricoles est donc central.

Manifestation des apiculteur.ices pour déconcer les concurrences déloyales et l’impact des pesticides sur les abeilles, Lyon (69), février 2024
Photo  : Mathurin Prunayre | @jafarfilms

Tracteur avec pancartes sur une manifestation organisée par les agriculteur.ices, Grenoble (38), janvier 2024
Photo  : Léo Prévitali | @leoprevitali

Mais là où des visions différentes de l’agriculture existent, cohabitent et pourraient enrichir le débat et les usages, la structuration nationale du secteur agricole et sa gouvernance enrayent les discussions et encouragent les grandes exploitations et les pratiques intensives. Le défaut de représentativité des visions agricoles et paysannes au sein des instances représentatives est réel et alarmant.

Un clivage profond qui dépasse le cadre professionnel

Deux syndicats incarnent des visions agricoles radicalement opposées. D’un côté, la Confédération paysanne défend une agriculture paysanne et des pratiques agroécologiques, où le respect de la nature, du climat et l’économie de ressources sont des principes centraux. Elle propose également une pensée agricole long-terme et globale, comme une des composantes d’une société qui doit évoluer.

De l’autre, l’alliance syndicale majoritaire FNSEA-JA salue la réhabilitation du glyphosate, défend l’usage de produits phytosanitaires et ne souhaite pas participer à l’effort national sur la diminution des prélèvements d’eau. Si ce syndicat est majoritaire aujourd’hui, c’est en partie parce qu’il est présent sur tout le territoire, contrairement à d’autres, et qu’il est donc parfois un choix par défaut pour certain.es agriculteur.rices qui veulent faire communauté avec des collègues, ou avoir un interlocuteur de référence sur leurs problématiques professionnelles. Et c’est aussi que le mode de scrutin des élections professionnelles agricoles – majoritaire et proportionnel [1] – ne favorise pas les échanges et les alternatives, et consolide même l’établi.  En 2019, 93 des 101 Chambres d’agriculture départementales sont tombées dans l’escarcelle de l’alliance FNSEA-JA.  Et en tant que syndicat majoritaire, c’est bien cette alliance qui est l’interlocuteur privilégié de l’État sur les questions agricoles.

Blocage d’agricuteur.ices FNSEA-JA sur l’autoroute M6 autour de Lyon, Limonest (69), janvier 2024
Photo  : Aurèle Castellane | @broth_earth

Pancarte tendue sur une barre de péage lors d’un blocage de la Confédération Paysanne, Saint-Quentin-Fallavier (38), janvier 2024
Photo  : Aurèle Castellane | @broth_earth

Bien plus qu’une instance représentative du monde agricole, l’alliance FNSEA-JA fait figure d’un lobby d’intérêt puissant et entendu. Les décisions de l’exécutif du 24 janvier 2024, et notamment la mise en pause du plan « Ecophyto », qui vise à réduire l’usage des pesticides d’ici à 2030, l’attestent une fois de plus.

De toute façon, c’est l’Europe qui décide ?

L’Union Européenne s’est saisie de la problématique alimentaire dès 1962, avec la Politique Agricole Commune (PAC). Cette politique européenne, qui a notamment pour vocation d’assurer l’indépendance et la sécurité alimentaires de l’Europe, s’applique à tous les États de l’Union Européenne. Mais aujourd’hui, cette dernière est vivement critiquée, et de toutes parts. Avec la PAC, les institutions européennes consolident la vision d’une agriculture productiviste et intensive, sur fonds d’argent public et d’accords de libre-échange. 

"Ce qui se joue actuellement dépasse le cadre des politiques agricoles, nationales ou européennes."

Cette vision périmée de l’agriculture, déconnectée de toute réalité paysanne, inhibe dans toute l’Europe l’émergence de nouveaux modèles locaux agricoles et agroécologiques. Et les politiques menées par le Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire sont fortement contraintes par le cadre européen. Alors cette mobilisation est sans intérêt ? Pas du tout. Ce qui se joue actuellement dépasse le cadre des politiques agricoles, nationales ou européennes. C’est l’avenir du monde agricole et rural qui est en jeu, qui se fond avec les problématiques écologiques, de souveraineté alimentaire, de conditions de vie des paysan.nes et agricutleur.rices, de santé publique, etc.

Nos sources

[1] le scrutin majoritaire et proportionnel tel qu’il est instauré est le suivant : par département, le syndicat ayant reçu le plus de voies s’accapare d’office de 50% des sièges, les autres sièges étant répartis proportionnellement aux résultats des autres syndicats engagés.

https://www.fnsea.fr/communiques-de-presse/rehomologation-du-glyphosate-la-fnsea-salue-une-decision-qui-sappuie-sur-la-science-et-appelle-le-gouvernement-a-la-coherence-rehomologation-du-glyphosate/

https://chambres-agriculture.fr/chambres-dagriculture/nos-missions-et-prestations/representation-de-lagriculture-et-du-monde-rural/